Séance réflexive en situation de travail
Mon objectif est de partager avec vous ma réflexion sur une démarche de formation innovante, qui mobilise plusieurs acteurs : apprenants, employeurs, conducteurs de travaux, chefs d’équipes, formateurs techniques et ergoformateur. Pour rendre la lecture plus dynamique, j’ai choisi de vous plonger dans l’action à travers le récit d’une séquence réflexive en situation de travail.
Il est 5h30 du matin lorsque mon réveil sonne. Une longue journée m’attend ; je dois être à Strasbourg à 7h00, devant le centre de formation L’Atelier, pour rejoindre Olivier, le formateur responsable des formations espaces verts. Notre mission du jour ? Nous rendre sur les 8 chantiers des 8 apprenants inscrits dans l’Action de Formation En Situation de Travail AFEST. Et dans le domaine des espaces verts, les professionnels commencent tôt le matin.
Avant d’aller plus loin dans le récit, voici quelques points de repères. Les apprenants ont le statut de stagiaires de la formation professionnelle. Ils ont débuté en juin 2022 et sont en formation pendant une année afin de valider le Certificat d’Aptitude Professionnel Agricole de jardinier paysagiste. C’est une formation dite « en alternance », avec une à deux journées par semaine en moyenne en centre de formation. Le dispositif est financé par la Région Grand Est, avec des fonds de l’État du Plan d’Investissement dans les Compétences PIC.
L’action a été reconduite cette année. Le bilan de la précédente a été salué car elle apportait des innovations majeures dans ses modalités pédagogiques. Lesquelles ?
- Un programme de formation construit avec les 6 entreprise partenaires.
- Les modules de formation pratique entièrement pris en charge par l’entreprise, avec des évaluations en situation de travail.
- Les chefs d’équipe formés à la démarche réflexive pour assumer leur rôle de formateur en situation de travail.
- Un suivi régulier de l’organisme de formation en entreprise.
- L’intervention d’un « ergoformateur » pour mettre en œuvre et transmettre la méthodologie d’analyse de situations de travail, avec les apprenants et les formateurs des entreprises et de l’organisme de formation.
- L’utilisation de séquences filmées des situations de travail, une fois par mois, par l’ergoformateur, dans un but pédagogique.
Vous aurez peut-être compris que celui qui vous parle n’est autre que cet ergoformateur.
En ce mois d’octobre, il fait encore nuit lorsque nous arrivons sur le premier chantier. Pas facile à trouver dans ce dédale de rues et de bâtiments d’entreprises de services que compose cet « Espace Européen d’Entreprise » qui s’étale sur plus de 100 hectares.
Comme vous le savez peut-être, le métier de jardinier paysagiste comporte plusieurs familles d’activités ; La création minérale consiste à aménager un espace à l’aide de pavés, de bordures, de clôtures, de mobiliers urbains ; La création végétale va compléter ces espaces avec toutes sortes de plantations et de surfaces à engazonner ; Et enfin, lorsque les aménagements sont en place, il faut bien sûr les entretenir par des opérations de tonte et de taille.
Je vous laisse imaginer les nombreuses compétences du référentiel métier !
Le premier apprenant que nous allons observer en situation de travail se nomme Fabrice. Il a une quarantaine d’années et se forme dans le cadre d’une reconversion professionnelle. L’entreprise dans laquelle il travaille compte une centaine de salariés, avec des équipes plutôt spécialisées dans l’une des trois activités mentionnées plus haut.
Lorsque nous sortons de la voiture avec Olivier nous ne voyons pas grand-chose, mais nous entendons très clairement le bruit des souffleurs. L’équipe avec laquelle travaille Fabrice ce jour-là, est composée de quatre personnes, le chef, Alexandre, Formateur en situation de travail, un ouvrier qualifié, Mickaël, qui vient d’avoir son diplôme, obtenu dans le cadre de la formation AFEST de l’année précédente et Thierry, un « ancien », qui conduit la tondeuse autoportée. Leur mission ? Ramasser les feuilles mortes tombées au sol. Fabrice travaille avec Alexandre. Mickaël travaille seul sur un autre espace et Thierry circule entre les deux.
Fabrice travaillait auparavant dans une équipe de plantation et d’engazonnement. Ce sont ses premiers jours dans une équipe d’entretien. Il est donc en phase d’apprentissage. Nous verrons plus tard ce qu’il a à apprendre.
Notre mission est d’observer et de filmer la situation de travail.
La technique semble simple. Souffler les feuilles vers le milieu du parking pour constituer un andain, qui sera partiellement aspiré ensuite par la tondeuse autoportée. Lorsque le bac de la tondeuse est rempli, Thierry le vide dans la benne de la camionnette.
Nous pourrions être déçu de ne pas pouvoir observer une tâche plus technique. Mais nous avons appris à différencier l’intérêt de la tâche de l’intérêt de la situation. Vous comprendrez en poursuivant la lecture, si vous êtes déjà arrivé jusque là !
Pour vous aider à mieux comprendre la situation de travail, nous vous proposons de visionner ce premier extrait vidéo (1mn08s)
Extrait vidéo n°1
Images de la situation de travail
Nous poursuivons notre observation et assistons à plusieurs situations de travail très intéressantes, de mon point de vue d’ergoformateur. La première est un échange verbal entre Fabrice et Mickaël, que je n’ai pas eu le temps de filmer. Mais sur ce type de chantier, dans ces conditions bruyantes, les échanges verbaux sont rares. Il y a donc toujours une bonne raison pour cela.
Je profite de ce moment pour vous faire réfléchir à l’importance du regard. Le regard que je porte, en tant qu’ergoformateur formé à l’analyse des situations de travail n’est pas le même que le regard que porte Olivier en tant que formateur professionnel du métier de jardiner paysagiste. Nos deux regards sont très complémentaires et nous apprenons l’un de l’autre. Le regard du chef d’équipe est encore différent, comme celui de l’apprenant. Dans le cadre de cette formation, nous travaillons beaucoup sur cette notion de « regard porté » sur la situation de travail, que nous pouvons également appeler le « point de vue ».
Je sais, par ma formation et mon expérience, que tout acte de travail n’est possible que grâce à de nombreux micro-choix effectués par l’acteur. Je vais donc observer la personne qui travaille, non pas comme son application d’une consigne ou sa mise en œuvre conforme [ou non] d’une tâche, mais comme une multitude de possibles qui se présentent à chaque pas, d’innombrables croisements nécessitant des prises de décisions pour orienter son action. Et comme toute décision, elle sera toujours discutable, toujours plus ou moins pertinente.
Fabrice arrive au fond du parking et je vois qu’il a un choix à faire : souffler les dernières feuilles, qui sont moins nombreuses, vers le dernier espace ou les souffler dans l’autre sens, vers le parking précédent.
Vous comprendrez mieux en revisionnant la courte séquence ci-dessus à partir de 00:45 jusqu’à 00:50.
Fabrice décide d’écouter le conseil de Mickaël, qui pense qu’il est préférable de souffler un nouvel andain. Mais la suite des événements va nous montrer qu’il était important de tenir compte du fait que Mickaël n’était que de passage et qu’il ne travaillait pas directement sur cette zone.
Le chef d’équipe intervient pour corriger le choix de Fabrice et lui explique pourquoi.
Nous avons filmé cet échange, que vous pouvez visionner ci-dessous (01mn50s). Fabrice à l’habitude des séances de réflexivité que nous pratiquons au centre de formation. Il se lance donc déjà dans des explications sur ce qui vient de se passer. Habituellement, notre règle consiste à intervenir le moins possible dans la situation de travail. Mais forcément, notre présence n’est pas neutre. Elle rajoute une couche aux nombreuses variabilités que dois gérer celui qui travaille. Nous faisons partie de sa situation de travail du jour. Ce qui est important pour nous, ce n’est pas de capter ou de filmer une action qui serait « pure », « vierge » de toute interférence car cela n’existe pas. Ce qui compte pour nous, en tant qu’ergoformateur, c’est de capter des pistes de réflexion pour comprendre ces « croisements de possibles » qui se présentent à l’acteur. Je suis donc dans mon rôle lorsque j’échange quelques mots avec Fabrice. L’important est de ne pas en abuser. Nous nous intéresserons ensuite, lors du retour d’expérience en centre, aux priorités qu’il se donne pour orienter ses choix.
Extrait vidéo n°2
Échange entre Fabrice et son chef d’équipe, Alexandre, qui est également son formateur AFEST
Vous constaterez également qu’Alexandre, le chef d’équipe, prend le temps d’expliquer à Fabrice pourquoi le choix qu’il propose est plus judicieux. Si nous analysons ses propos, nous constatons qu’il fait régulièrement référence à deux ingrédients essentiels de la compétence en situation de travail. Le premier concerne tous les savoirs du milieu dans lequel on travaille et le second consiste à saisir des informations du milieu environnant au moment où l’on intervient, afin de guider nos choix. En formation, avec les apprenants, nous appelons cela les « points d’attention ».
Quels sont ces points d’attention pour ce professionnel aguerri ?
• « Tu vois, il n’y a pas beaucoup de feuilles » = S’il y avait eu plus de feuilles, le choix aurait été différent, mais comment évaluer ce « beaucoup de feuilles » ?
• « Tu peux les laisser [les feuilles] au milieu du gazon, parce qu’il passerait avec l’ISF en plein milieu » = On peut laisser les feuilles sur le gazon, mais il faut être capable de repérer visuellement si l’ISF [la tondeuse autoportée] n’est pas trop large pour passer entre les arbres.
• « Si ce n’est pas trop dense, on les laisse sur le gazon » = pour choisir de laisser les feuilles sur le gazon, il faut être capable d’estimer la densité pour éviter le bourrage de la machine du fait qu’elle ramasse les feuilles, en plus de l’herbe qu’elle coupe.
• « Il y a beaucoup de voitures qui vont arriver » = autre savoir dont le débutant ne pouvait pas disposer.
• « Parce que là on a 2 entreprises, là on a Pôle emploi, donc des gens qui viennent plutôt en journée, même s’il y en a [qui viennent plus tôt]. Les premiers, c’est le personnel de bureau. Ils vont venir par ici et là. En fait, on partage l’espace avec Marty intérim. Eux par contre, ils veulent que ce soit toujours nickel et ils viennent très vite se garer » = Nous avons là de nombreux savoirs liés aux habitudes et aux exigences des usagers, et ces savoirs sont importants pour guider les choix du professionnel.
• « Donc tu vois, plus tout cet espace, on le laisse libre et propre, tout de suite, ben… plus tout le monde est gagnant » = la remarque est intéressante car le chef d’équipe ne se place pas dans un rapport de soumission à l’exigence du client. Il ne subit pas la contrainte. Il la transforme en opportunité, dans le sens où plus le jardinier paysagiste sera capable d’anticiper et de maitriser ces points d’attentions, plus il sera compétent et à l’abri des critiques.
Voilà pour cette première étape, qui consiste à observer et filmer de petites séquences de vie au travail. Notre intervention dure environ une demi-heure à trois quart d’heures par apprenant. En une journée, si tout se passe bien, nous arrivons à observer les huit apprenants sur leurs chantiers respectifs, qui se situent sur tout le département. Olivier, le formateur technique est en relation permanente avec eux par SMS, car les apprenants peuvent changer de chantier plusieurs fois par jour.
Ce jour-là, nous voyons sept apprenants. Le huitième intervient dans l’enceinte d’une usine avec des normes de sécurité qui nous interdisent l’accès.
Le temps de déplacement entre les chantiers est l’occasion d’échanger nos points de vue sur les différentes situations, avec Olivier. Lui, en tant que « spécialiste », aura tendance à observer les aspects plus techniques et moi je serais plutôt attentif, avec un regard de « généraliste », à toutes sortes de questions qui sont en relation avec l’activité humaine au travail.
La prochaine étape consiste pour moi à visionner les rushs des enregistrements vidéo, pour chaque apprenant, et à sélectionner les séquences qui vont nous permettre de questionner les différentes situations. L’objectif est de réaliser un montage qui ne soit pas trop long, tout en montrant le déroulement de l’action. Ce montage sera visionné, en faisant de nombreux arrêts sur images, avec le groupe des apprenants dans un premier temps puis avec le groupe des formateurs en situation de travail (FST), chefs d’équipe des différentes entreprises participantes.
Avec Olivier, nous programmons la séance de réflexivité, ou retour d’expérience, une semaine après nos rencontres sur chantier. Lors de la première action AFEST, nous n’avions organisé ces séances qu’avec les chefs d’équipes, pour leur montrer la démarche qu’ils reproduiraient ensuite avec leurs apprenants. Puis nous l’avions expérimenté lors d’une journée de regroupement en centre et avions vite compris l’intérêt de ce travail, surtout dans sa dimension collective, suscitant de nombreux débats entre apprenants.
Me revoilà donc en chemin vers le centre de formation L’Atelier, à Strasbourg, pour dialoguer avec les huit apprenants durant trois heures, de 13h à 16h. Olivier est présent pendant la séance, mais nous nous sommes mis d’accord qu’il me laissait questionner et animer les échanges réflexifs. Cela ne l’empêche pas d’intervenir pour apporter son point de vue d’expert métier, si cela est nécessaire. Mais la règle, c’est que les apprenants se sentent libre de s’exprimer. Et cette liberté d’expression est peut-être facilité par le fait que je ne suis pas du métier et qu’ils le savent.
La salle est équipée d’un vidéoprojecteur et d’un amplificateur audio permettant une bonne diffusion des vidéos. L’ordre de passage des apprenants est celui de nos suivis sur chantier. Nous invitons donc Fabrice à se lever en premier et à prendre la place habituellement réservée au formateur. C’est devenu un rituel lors de nos séances de réflexivité pour celui qui parle de son travail, et cette petite mise en scène est bien plus que symbolique. En effet, l’apprenant devient le sachant. C’est lui qui détient les savoirs qui concernent la situation de travail et que nous questionnons ensemble. Et très souvent Olivier prend des notes, car il apprend des choses qui concernent des savoirs d’expériences, proches du sujet qui agit, et qui sont différents des connaissances techniques du métier.
En tant qu’ergoformateur, avec une approche généraliste dans mon analyse pluridisciplinaire des situations de travail, je n’ai pas de limites ni de trame thématique pour guider mes questions. Sinon celle de respecter la chronologie des faits et d’arrêter la vidéo dès qu’une interrogation se présente à moi. Les apprenants le savent et eux-mêmes peuvent demander la mise en débat à tout moment. Nous pouvons parler de la météo, du taux d’humidité, du mal de pied, des contraintes économiques, de la taille des feuilles, de l’humeur du chef, etc. Contrairement à l’enseignement des connaissances, les savoirs d’expérience ne sont pas [pré]définissables. Cependant, nous le verrons en conclusion, nous les avons formalisés après nos échanges.
Le débat croisé autour du ramassage des feuilles dure plus d’une heure, essentiellement animé par les apprenants eux-mêmes. Mon objectif est de m’effacer au maximum et de guider ou relancer le questionnement si cela est nécessaire. Il nous reste donc moins de deux heures pour permettre aux autres apprenants de présenter leur situation de travail. Nous avions sept séquences vidéo et l’un des apprenants est en arrêt maladie. Sur les six restants, nous réussirons à en analyser cinq et réservons le dernier pour le mois prochain. Il faut donc compter un peu plus d’une demi-heure par apprenant pour cette séance-là.
Dès ce stade, j’aimerai vous rendre attentif à un point de questionnement. Nous savons que le temps d’enseignement en centre est réduit à une ou deux journées par semaine. Les connaissances à acquérir sont nombreuses, elles concernent la [re]connaissance des végétaux, la nature des sols, le vocabulaire technique, etc. Et si nous prenons le référentiel du métier avec tous les types d’activités que j’ai listé plus haut, nous nous rendons compte que le soufflage de feuilles n’y figure même pas. C’est une « sous-tâche » des activités d’entretien. Et pourtant, les apprenants vont être capables d’en parler pendant plus d’une heure. Les questions sont donc les suivantes : Ces échanges contiennent-ils des savoirs utiles professionnellement ? Et si oui, quelle valeur, en tant que formateur, devons-nous accorder à ces savoirs d’expérience ? Ces temps de débat sur l’activité de travail peuvent-ils être considérés comme des temps de formation ? Et enfin, nécessitent-ils des compétences spécifiques ou autrement dit, faut-il une formation d’ergoformateur pour pouvoir les animer ?
Je laisserais chacun y réfléchir et je peux d’ores et déjà vous dire que des chercheurs en Sciences du Travail et en Ergologie vont nous proposer un éclairage sur ce sujet.
Mais avant cela, je sens bien que vous avez besoin d’en savoir plus sur le contenu de ces échanges. Comme pour la situation de travail, vous pourrez accéder à de courtes séquences vidéo ainsi que des retranscriptions sous forme de verbatim.
Fabrice va commenter la vidéo de son travail, où l’on retrouvera notamment le passage critique (échange avec le tuteur Alexandre) dont je vous ai parlé plus haut.
Le premier débat tourne autour de la question des horaires. Le fait de commencer si tôt est perçu par certains comme une contrainte et je les pousse à creuser cette question pour lui donner du sens. Fabrice reconnait que lorsqu’il travaillait avec l’équipe « plantation », il commençait plus tard. Tous finissent par s’accorder sur le fait qu’il est plus pertinent de souffler les feuilles du parking avant l’arrivée des voitures. L’important pour moi est qu’ils donnent du sens à cette contrainte horaire.
Fabrice note ensuite que dans l’entreprise dans laquelle il travaille, les horaires des pauses sont respectés à la minute près. Certains autres reconnaissent que leur équipe prend régulièrement des libertés, en déclarant officiellement une demi-heure pour le repas mais en s’arrêtant réellement pendant une heure. La confrontation des deux manières de faire laisse planer dans le groupe un sentiment de conditions injustes de travail. C’est une nouvelle occasion pour moi de chercher à donner du sens à ce comportement des équipes, très à cheval sur l’horaire. Connaissant les entreprises, je fais réfléchir les apprenants au statut de l’entreprise de Fabrice, qui est une SCOP. Mon objectif est de les amener à formuler l’hypothèse que lorsque les ouvriers touchent l’équivalent d’un quatorzième mois sous forme de redistribution du résultat, ils ont peut-être tendance à s’investir davantage.
Ce lien entre le « micro » et le « méso-macro » de la situation de travail me semble intéressant et leur permet de problématiser un fait, au-delà du simple sentiment d’injustice qui était formulé au départ.
Nous entrons ensuite dans le vif du sujet. Le groupe connaît bien le site car nous avons déjà effectué une séance de réflexivité avec Jonathan, qui a travaillé dans ce parc d’entreprises en tant que saisonnier. Ma question trouve donc tout de suite un écho lorsque j’aborde l’organisation de l’équipe dans l’espace.
Je vous propose de visionner leurs réponses (vidéo ci-dessous – 2mn44s). Vous verrez apparaitre Fabrice à gauche de l’écran, qui est assis face à ses pairs. Ensuite, de gauche à droite, Olivier, le formateur technique, puis Jonathan, qui connait le site, Antoine et Florian. Au premier plan, à droite, c’est le profil d’Aurélien, très attentif aux échanges de ses camarades.
Extrait vidéo n°3
L’organisation de l’équipe dans l’espace
Nous voyons là que l’organisation du collectif se forme en fonction des spécificités de chacun :
• « Peter [il s’agit de Thierry, Peter est son surnom] il a un souci physique, il a le dos ruiné. Du coup il est sur une “Toro”, un engin auto-porté, toute la journée« .
• « Chacun sa zone ? Ça, c’est fonction de la connaissance du terrain et du carré à faire le jour même […] Moi, comme je ne connais pas la zone, j’ai été avec Alex pour être sûr de rester dans le cadre qui était imposé cette journée-là« .
Nous évoquons ici un point très important, lié au fait que la mission de l’équipe est d’entretenir une zone géographique qui s’étend sur plusieurs hectares. Pour faciliter le travail, dans ce labyrinthe, les professionnels ont défini des zones, des « carrés » comme les nomme Fabrice. Et pour apprendre à connaitre ces différentes zones, qui partent de tel bâtiment, de telle pelouse, de telle rue, de tel buisson à tel autre, il faut y avoir travaillé au moins pendant deux semaines, qui est la durée minimum pour effectuer un tour complet. Et une seule tournée ne suffira pas pour arriver à mémoriser chaque zone.
À ce moment-là, Jonathan, grâce à ses savoirs d’expérience, évoque un autre point d’attention qui peut modifier l’organisation du collectif :
• « Il y a des acacias, non c’est des catalpas pardon, excuse-moi, des catalpas, grosses feuilles. C’est en fonction de la facilité au souffleur. Le souffleur il est puissant, […] mais parfois, faut quand même être plusieurs pour avancer« .
Le collectif se forme donc en fonction du « milieu », qui est variable et qui comprend à la fois l’environnement extérieur et les personnes qui le compose.
À la fin de cet échange, Fabrice nous ramène à la question cruciale de la gestion du temps. Autre complexité de son travail.
Lors de l’observation du travail de Fabrice et d’Alexandre, j’ai été surpris par la manière dont ils se déplaçaient l’un par rapport à l’autre. J’y vois, comme évoqué précédemment, des microdécisions qui ne se font pas au hasard. Je demande donc à Fabrice de « m’enseigner » à ce sujet.
Voyons ce nouvel extrait (2mn25s).
Extrait vidéo n°4
Le déplacement, danse à deux souffleurs
J’en profite au passage pour évoquer à nouveau la question de la posture de l’ergoformateur. Son « expertise » sur l’activité humaine en situation de travail guide son questionnement avec une certaine rigueur. Mais cette rigueur, ce souci de donner du sens au moindre mouvement, ne le place nullement en position de sachant. C’est donc avec une grande humilité dans l’écoute qu’il doit se laisser instruire par celui qui sait, celui qui agit avec ses raisons, son point de vue, même si celui-ci est débutant ou en phase d’apprentissage. Il n’est pas pour autant dépourvu de raison[s], bien au contraire.
Et c’est bien pour cela que les apprenants ne se gênent pas pour me contredire, pour me dire « non », ce n’est pas plus difficile de travailler à deux avec un souffleur.
Nous voyons également dans cet extrait que les apprenants n’hésitent pas à débattre. Ils ne sont pas forcément d’accord entre eux sur les raisons qui poussent le chef d’équipe à opérer un demi-tour pour souffler une nouvelle fois les feuilles dans le massif. Peut-être le chef a-t-il estimé que ce n’était pas suffisamment propre. L’important ici n’est pas de trouver la « bonne » réponse, mais bien d’apprendre à se poser les bonnes questions. Et c’est cette curiosité, ce sens de l’observation, cet apprentissage à problématiser leur action qui représente pour moi l’acte de formation.
Et pour vous montrer que cette problématisation n’a pas de limites thématiques, je vous propose de visionner un nouvel extrait. Vous pourriez imaginer que l’ergoformateur suit une trame de questionnement plus ou moins technique, comme le rapport à l’espace, le rapport au temps, le rapport aux autres. Il n’en est rien, même si ces thèmes, bien entendu, sont récurrents. Mais ce qui guide le questionnement, c’est la « curiosité de bon sens » pour ne pas dire la « curiosité de sens » dans l’expérience de la vie réelle, la vraie vie.
Par exemple, je me disais qu’un jardinier paysagiste qui réalise des aménagements extérieurs verra le résultat de son travail, en fin de chantier. Et ce résultat restera en place durant plusieurs années. En revanche, le même jardinier paysagiste travaillant dans le domaine de l’entretien reviendra sur ces même sites plusieurs fois par ans, avec peut-être un sentiment un peu déprimant d’une histoire sans fin. Et il en est de même pour le ramassage des feuilles. Comment Fabrice vit-il cela ? Visionnons… (1mn10s).
Extrait vidéo n°5
Histoire sans fin
Comme nous le disions, celui qui travaille porte un certain regard, qui lui est propre, et qui va orienter ses manières de faire. Je retiendrais toute ma vie une phrase de Louis DURRIVE, qui disait souvent « Il n’a pas forcément raison, mais il a toujours ses raisons ». Notre mission est donc de faire émerger ces [et ses] raisons. Dans l’exemple qui va suivre, Fabrice et ses collègues de formation vont problématiser l’organisation du ravitaillement en essence. Le sujet est sensible à plusieurs égards. Voyons ce qu’ils en disent avec ce nouvel extrait, un peu plus long (4mn07) pour montrer qu’on ne peut pas isoler une problématique. Tout est lié.
Extrait vidéo n°6
Gérer le ravitaillement
Économiser pour s’économiser : « Moi quand je suis au souffleur, là, dans ce cas de figure, c’est d’essayer d’économiser un maximum le carburant aussi. Parce que retourner dans la camionnette, se retaper les deux parkings pour faire juste un pauvre plein et retourner sur ta zone pour souffler, je trouve que c’est perdre du temps« .
Mais aussi pour gagner du temps : « Là, je suis parti avec le plein à 7 h et je suis retourné à la camionnette à 10 h« .
Et les autres cherchent des solutions pour éviter de se déplacer vers la camionnette : « Pourquoi vous en prenez pas un [bidon] directement avec vous ? » ou encore « Mais en fait, il suffirait de demander à Peter sur l’autoportée.«
Et Fabrice qui contre-argumente : « Tu le poses près d’un arbre, “je reviendrait là-bas” et t’es deux parkings plus loin : “J’me souviens plus où je l’ai laissé…”«
Mais nous découvrons que cette question de carburant est également liée à la gestion de son propre corps :
« Parce que le souffleur, il est conçu uniquement pour droitier. Si t’es à donf. À fond à fond toute la journée… à un moment, de ta clavicule jusqu’à passer ton coude, c’est… crampes lentes« .
Et enfin, nous découvrons que Fabrice est sensible également à la difficulté d’approvisionnement qui se pose à ce moment-là dans les stations-services à cause du contexte de crise : « Mais j’entendais le chef d’équipe qui revenait tous les jours : “Ah, hier, il n’y avait de nouveau pas de carburant dispo« .
Nous avons vu que Fabrice est à la hauteur du travail qui lui est demandé. Malgré tout, comme tout débutant, il ne maitrise pas encore tous les savoirs nécessaires pour prendre les bonnes décisions. Revenons donc sur son choix, qui a été corrigé par le chef d’équipe Alexandre, de souffler les dernières feuilles sur le dernier parking. Et notons au passage que Jonathan, avec son expérience, a tout de suite repéré l’erreur. Extrait (53s).
Extrait vidéo n°7
Avoir l’œil
Et pour finir, vous aurez remarqué dans la première vidéo de la situation de travail qu’une voiture arrive sur le parking. Le débat est donc lancé sur la relation avec les usagers. Dernier extrait (2mn05s)
Extrait vidéo n°8
Relations avec les usagers
Comme je vous le disais, les échanges autour de cette activité de ramassage de feuilles a duré plus d’une heure. C’est un exemple parmi d’autres, que j’avais décidé de filmer, ce jour-là. Certains pourraient penser que ce sont des discussions de « café du commerce ». Mais en sortant de ces séances, malgré le fait que chacun soit convaincu d’avoir échangé beaucoup d’idée, il n’a pas forcément conscience des savoirs d’expériences qui ont été mis en débat. Je me suis donc contraint à réaliser une carte heuristique avec tous les thèmes abordés, à partir de l’intégralité de l’enregistrement. La voici :
En conclusion
J’aimerais élargir le débat sur deux concepts qui me semblent importants pour des professionnels de la formation.
Le premier consiste à faire la différence entre la complexité des tâches du métier, qui l’on peut lister dans un référentiel, et la complexité des situations, comme dans l’exemple que nous venons d’étudier.
J’ai schématisé cela comme ceci
Car dans notre exemple, la complexité de la situation est inversement proportionnelle à la complexité de la tâche.
Le deuxième sujet concerne la question des compétences. Dans un même ordre d’idée, nous pouvons différencier les compétences, telles qu’elles sont listées dans le référentiel du métier et la compétence, qui consiste à prendre la bonne décision au bon moment, dans chaque instant de notre travail.
Nous pourrions dire également que les compétences, c’est « ce qu’on me demande » et la compétence, c’est « ce que ça me demande ».
Vous aurez compris que l’exercice que nous venons d’effectuer concerne essentiellement LA compétence en situation. Mais il est important de faire le lien entre les deux.
Bravo et merci à vous de m’avoir permis d’arriver jusqu’au bout de cet écrit, qui a été réalisé dans le cadre d’un groupe de travail et de recherche GTR coordonné par :
Brigitte PAGNANI
Louis DURRIVE
Jean-Luc DENNY
Chercheurs affiliés au LISEC Alsace